Et si on enseignait le français en France ? (Marie-Christine Bellosta)
Victor Hugo sur son lit de mort
Photographie par Felix Nadar (1820-1910)
Et si on enseignait le français en France ?
Marie-Christine BELLOSTA
Clemenceau jugeait la guerre trop sérieuse pour la laisser conduire par
des maréchaux. L'enseignement du français est, semble-t-il, une chose
trop grave pour qu'on l'abandonne à la hiérarchie de l'Éducation
nationale.
L'efficacité de l'enseignement du français à l'école est une question
politique décisive : d'elle dépendent la cohésion nationale,
l'intégration des enfants de l'immigration, la remise en marche de
l'ascenseur social, un niveau plus homogène des établissements
secondaires, où qu'ils soient sur la «carte scolaire», et même, tout
au bout du cursus, les performances de l'Université. La maîtrise de la
langue conditionne aussi l'accès à la littérature, qui est une pièce
majeure de la culture française ; à l'heure où l'on débat de l'identité
nationale, rappelons qu'appartenir à une collectivité, c'est posséder
sa langue et partager sa culture.
Pour assurer la maîtrise de la langue française, la loi Fillon en avait
fait le premier pilier du «socle commun» (23 avril 2005). Las ! Les
nouveaux programmes de français de l'école élémentaire, rédigés sous
l'égide de l'Inspection générale (4 avril 2007), ne tiennent compte ni
de l'esprit de la loi, ni de la lettre de son décret d'application, ni
des recommandations formulées par le ministre à la lumière des rapports
d'Alain Bentolila. Les exigences fixées pour la fin du primaire sont
plus basses que jamais, alors qu'il aurait fallu en revenir au moins au
programme de grammaire et de conjugaison signé par Jean-Pierre
Chevènement (1985). Et il serait vain d'espérer que les programmes du
collège, en chantier, compenseront cette indigence : il faut que
l'école instruise davantage si l'on veut qu'ensuite quatre ans de
collège suffisent pour conduire les élèves à la maîtrise de la langue
française.
L'accès des adolescents au patrimoine littéraire n'est pas handicapé
seulement par leur méconnaissance de la langue. Il l'est aussi par des
programmes de lycée absurdement ambitieux et complexes. Dans
l'intention louable d'initier les lycéens à ce qu'il y a de proprement
littéraire dans la littérature, on a construit ces programmes autour de
notions techniques qui rendent compte du «fait littéraire». On
n'avait pas prévu que cela stériliserait l'enseignement du français (et
détournerait les élèves des filières littéraires) parce que, dans la
pratique, le sens des textes passerait au second plan. Or «à quoi sert
la littérature», si ce n'est à donner du sens à l'expérience que
chacun a du monde et de soi-même ?
La hiérarchie de l'Éducation nationale soutient que, si ces programmes
conduisent au mépris du sens, c'est parce qu'ils sont mal enseignés.
Reconnaissons plutôt qu'ils ne sont pas enseignables. La preuve en est
que les plus hautes autorités s'avèrent souvent incapables de fournir
des sujets de bac qui respectent le sens des textes.
Le sujet 2007 des séries ES et S en offre un exemple. Son corpus
rassemble trois textes hétéroclites : le portrait de Gnathon par La
Bruyère (Les Caractères),
un fragment de 1846 où Victor Hugo consigne une «chose vue»
(publication posthume) ; le poème «La grasse matinée» de Prévert (Paroles). Le candidat doit d'abord «montrer que les textes du corpus ont une visée commune».
Ce qui est absolument faux. Car si Prévert et Hugo évoquent la question
sociale, La Bruyère [ci-contre] n'en a cure : son portrait de Gnathon dénonce
l'«amour de soi» (notion clef du moralisme classique) en énumérant
les comportements haïssables qui en découlent. D'autre part, Prévert et
Hugo ne disent pas la même chose de la question sociale. Prévert donne
à ressentir au lecteur les émotions violentes d'un homme torturé par la
faim. Hugo exprime par-devers lui un diagnostic politique : l'opulence
côtoie l'extrême misère, et cette disproportion des fortunes, alliée au
changement des mentalités né de 1789, va provoquer une révolution.
Non content d'encourager ainsi au contresens ceux des candidats qui
choisissent de commenter La Bruyère (sujet 1), l'État-Examinateur
trahit la pensée d'Hugo dans l'énoncé du sujet 3 : «À son arrivée à la Chambre des pairs [Hugo],
sous le coup de l'émotion, prend la parole à la tribune pour faire part
de son indignation et plaider pour plus de justice sociale. Vous
rédigerez ce discours.» Il s'agit ici d'écrire avec la plume d'Hugo (!) un discours qu'il ne risquait pas de prononcer étant donné que la notion de «justice sociale»,
chère à notre Examinateur, n'entrait pas dans ses catégories de pensée,
ni en 1846, ni plus tard. De fait, dans son discours sur «La Misère»
de 1849, qui est son premier pas vers la gauche, Hugo propose d'« étouffer les chimères d'un certain socialisme » en créant un «code chrétien de la prévoyance et de l'assistance publique» car «l'abolition de la misère» doit permettre, dit-il, la «Réconciliation» des classes.
Tel est le résultat tangible des programmes des lycées qui viennent
d'être paisiblement reconduits (5 octobre 2006) : le sens des mots et
des textes, l'histoire des idées, les auteurs, la réalité historique,
la culture, bref tout ce qui fait l'intérêt humaniste de la
littérature, passent à la trappe.
Tout est-il perdu ? Non. Pour promouvoir la maîtrise de la langue et
pour ressusciter la culture littéraire (et sauver les filières
littéraires), il suffit que les politiques comprennent que l'efficacité
de l'enseignement dépend moins de son organisation administrative que
de ses contenus : il faut écrire d'autres programmes de français, de
l'école au baccalauréat. Cela implique, dans l'immédiat, que le
ministre suspende l'application de l'arrêté du 4 avril 2007 concernant
le primaire et interrompe la rédaction des programmes de collège qui en
sont la suite logique. Cela suppose aussi qu'il soit plus attentif aux
intérêts des élèves, de la nation et de la culture française qu'à
l'opinion d'une administration apparemment peu encline à réviser ses
jugements.
C'est là le point le plus épineux, bien entendu, mais le «parler
vrai» et la «rupture» sont aussi nécessaires à l'Éducation nationale
que partout ailleurs.
Marie-Christine Bellosta
Le Figaro, le 06 juillet 2007
Marie-Christine
Bellosta est maître de conférence en littérature française à l'École
Normale Supérieure, directrice du programme Éducation de la Fondation pour l'innovation politique
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