Nous rentrions heureux de ces classes promenades (Georges Lopez)
Nous rentrions heureux de ces
classes promenades
Georges LOPEZ
Nous rentrions heureux de ces classes promenades qui n'étaient que promenades récompenses. Combien de fois l'avons-nous entendu ! «Si tout le monde travaille bien, nous sortirons samedi après-midi». C'était à l'époque des trente heures !
De ces escapades je rapportais toujours une plante, une fleur, une feuille morte, un caillou mystérieux et unique par les veines qui l'ornaient, un bout de bois étrangement humain ou bien un insecte desséché que j'aurais voulu voir ressusciter dans mes mains.
Sur le chemin du retour, nous entonnions les chansons apprises en classe et, de «Gentil coquelicot» à «Colchiques dans les prés» en passant par le sempiternel «Il était un petit navire», nous épuisions notre répertoire en évitant soigneusement «La Marseillaise». Il arrivait parfois que du fond de la colonne qui s'étirait sur la route nous parviennent les accents d'une chanson grivoise habituellement chantée en catalan et donc doublement interdite à l'école. Emportés par le désir de transgresser la règle, les derniers en oubliaient la prudence. Ceux qui, en tête, côtoyaient les maîtresses, effrayés à l'idée d'une punition collective, s'empressaient de chuchoter un «taisez-vous» suivi du «faites passer» de circonstance. Je crois surtout que nos institutrices faisaient semblant de ne pas entendre, tout bonnement parce que nous n'étions pas dans l'enceinte de l'école. Par contre, nous étions bien prévenus : en cas de visite inopinée de l'inspecteur, ne prononcer aucun mot en catalan.
Ces visites d'inspection, on se demande pourquoi, nous procuraient une certaine peur. Peut-être la maîtresse elle-même nous transmettait-elle sa propre angoisse ? En fait, ce personnage était pour nous un intrus, celui qui s'invite quand bon lui semble. Droit comme un «i», d'allure plutôt sévère dans son costume sombre, il semblait nous regarder individuellement derrière ses petites lunettes. Au fond, à le voir déambuler parmi nous, de rangée en rangée, montant et descendant, s'arrêtant de temps à autre pour feuilleter un cahier, nous avions l'impression qu'il était venu pour nous. Aussi, penchés sur nos pages, silencieux, nous faisions chanter nos plumes Sergent-major. Pas question d'interpeller un voisin ou de se retourner. Seul, un regard lancé à la dérobée au plus proche camarade, les yeux écarquillés comme pour dire : «Attention !»
Morale : «L'amour du travail bien fait». Écriture ; les pleins et les déliés de la lettre «F». Lecture : «Au jardin du Luxembourg». Calcul : l'addition et la multiplication des nombres à virgule. Les leçons et les exercices se succédaient dans un silence royal. Venaient ensuite la récitation et le chant. Mme Adroguer choisissait les élèves qui diraient les textes appris à ce jour. Je me revois encore tout près de l'estrade récitant «Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne, / Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m'attends. / J'irai par la forêt, j'irai par la montagne / Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.» J'aimais ces vers de Victor Hugo. Je me les répétais souvent entre la maison et l'école et chaque fois ma pensée s'évadait vers Edmée, bien vivante, elle, en détachant bien : «Je sais que tu m'attends». Ce jour-là, la présence de l'inspecteur aurait dû m'intimider, me paralyser même. Il n'en fut rien car je dis le texte les yeux rivés sur l'objet de ma passion.
Georges Lopez, Les petits cailloux. Mémoires d'un instituteur,
Stock, septembre 2005, p. 60-62.
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le village de Millas (Pyrénées-Orientales) autrefois