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Pour une école de la culture, contre l'inquisition pédagogiste - un blog de Michel Renard
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  • défense de l'école des savoirs et de la culture, pour que l'école instruise vraiment les enfants des milieux populaires non favorisés culturellement, contre les destructeurs de l'école (libéraux, pédagogistes, démagogues...)
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14 mai 2006

L'imposture pédagogique - VI (Bernard Berthelot)

14065
Dans Émile, reviens vite..., Meirieu défend la "pédagogie par objectifs"
en faisant semblant de répondre au "pédagogisme"




L'imposture pédagogique - VI

D'une pédagogie à l'autre : la continuité

dans le changement

Bernard BERTHELOT


Au bout du compte, il n'est pas bien difficile de faire le procès de la "pédagogie par objectifs" puisque, à moins de s'adresser à des convertis, il suffit d'en exposer les principes essentiels et d'en rapporter les principales déclarations pour susciter la réprobation du plus grand nombre d'enseignants ou d'éducateurs. C'est dire à quel point les premiers théoriciens de cette "pédagogie", en particulier des gens comme Skinner ou comme Tyler, sont peu "recommandables" : leur franchise brutale, ou leur cynisme à l'américaine rend leur propos outré, en même temps qu'il éclaire crûment leurs présupposés. En fait, et ce n'est pas un paradoxe, les succès de cette pédagogie tiennent, pour l'essentiel, à l'ignorance de ses sources et de ses principes. On ne saurait donc trop conseiller de lire les textes fondateurs et de s'informer.

Les "pédagogues" d'aujourd'hui se veulent plus subtils, et s'emploient à taire ou à occulter des liens jugés sans doute trop compromettants. Il est curieux, en effet, que les "chercheurs en sciences de l'éducation" assortissent leur propos d'une succession de dénégations, afin, vraisemblablement, de se mettre à l'abri d'un certain nombre d'attaques, et notamment des reproches que nous venons d'adresser à la "pédagogie par objectifs" : émiettement de l'enseignement, sacrifice des contenus et anti-humanisme en particulier.

Ainsi, l'ouvrage de Philippe Meirieu et Michel Develay, au titre évocateur : Emile, reviens vite...ils sont devenus fous, dans lequel les auteurs répondent au reproche de "pédagogisme", fourmille-t-il de ces déclarations de principe sur le rôle essentiel de l'école et sur la valeur de l' institution scolaire.

- "À notre sens, l'École reste une institution essentielle en tant que, précisément, elle échappe aux pressions de l'environnement et garantit un accès aux savoirs essentiels à tous les enfants".

Déjà Philippe Meirieu, dans L'école, mode d'emploi, véritable manifeste du "pédagogisme", affirme fermement que la fonction de l'école est bien la transmission des savoirs et conclut par un vibrant plaidoyer en faveur de l'humanisme pédagogique :

- "le discours humaniste est usé, (...) mais on n'en finit pas d'en redécouvrir les vertus-; depuis que les idéologies ont été contraintes de quitter les mannequins de bois sur lesquels elles dormaient, depuis qu'elles ont dû affronter les intempéries de la rue et que leurs coutures ont cédé de toutes parts, depuis que l'on renonce à s'habiller pour le "grand soir", les oripeaux humanistes semblent retrouver un air de jeunesse. (...) On sait voir aussi que ce sont les quelques bribes du vieil habit de Socrate, que nous avons gardées en héritage, qui nous protègent de la barbarie".

De telles affirmations et de telles citations seraient propres à soulever l'enthousiasme, si nous n'étions devenus méfiants. C'en serait donc fini de la dévalorisation des savoirs, de la mise en cause des contenus disciplinaires, de l'inféodation de l'École à l'Entreprise-! D'autant que Meirieu, dans un article du Monde, en date du 24 février 1996, dénonce "l'arrivée massive d'une didactique technicienne qui fait systématiquement l'impasse sur les questions éthiques et la dimension proprement pédagogique de l'école". Enfin, nous aurions trouvé en Philippe Meirieu un pourfendeur de la "didactique technicienne" caractéristique de la "pédagogie par objectifs", et un apologiste de ce qui lui est en tout point opposé, à savoir une pédagogie soucieuse des valeurs, de la culture, de la "dimension éthique de l'école", et de son autonomie à l'égard des groupes de pression économiques, ainsi que des intérêts mercantiles auxquels les "gestionnaires de l'éducation" avaient prétendu la soumettre.

Il faut, hélas, y regarder de plus près, d'abord parce que ce rejet d'une "didactique technicienne" est purement tactique : on verra qu'au fond, Meirieu ne rompt absolument pas avec les principes de la "pédagogie" par objectifs", qu'il les reprend même pour l'essentiel, et enfin parce que cette pédagogie s'est bien imposée dans les faits, en inspirant les programmes d'enseignement et en s'étendant à des disciplines toujours plus nombreuses, sous la houlette de ceux-là même qui prétendent, au moins, en récuser les excès !

L'humoriste a dit qu'à partir d'un certain âge, il fallait "choisir entre avoir bonne conscience et avoir bonne mémoire". Les "sciences de l'éducation", pourtant bien jeunes, ont déjà pris le parti de la bonne conscience. Ceux qui, dans un premier temps, ont porté la "pédagogie par objectifs" au zénith, n'hésitant pas alors à afficher les présupposés comportementalistes les plus cyniques, semblent aujourd'hui plus enclins à la prudence : Philippe Meirieu reconnaît que, il y a à peu près une vingtaine d'années, la "pédagogie par objectifs" a fait son apparition et a imposé comme une "hygiène pédagogique" de nommer le comportement attendu de l'élève". Il rappelle même dans une note que :

- "l'ouvrage de Viviane et Gilbert De Landsheere Définir les objectifs de l'éducation, qui présenta, pour la première fois en France, un panorama assez complet des travaux américains sur les objectifs, n'hésite pas à se référer à Skinner et aux "machines à enseigner" et à récuser les objections qui voient dans l'enseignement programmé un danger de mécanisation".

mais il s'emploie manifestement à limiter la portée de cet aveu, en notant que "le prix à payer pour une telle pédagogie était particulièrement lourd" :

- "Outre qu'elle semblait réduire les élèves à des rats dans des labyrinthes et l'apprentissage au dressage, qu'elle excluait presque totalement les interactions entre les apprenants - dont on connaît pourtant aujourd'hui le caractère particulièrement bénéfique - elle sacrifiait bien souvent les objectifs de "haut niveau taxonomique". On avait perçu, en effet, qu'il ne suffisait pas d'affirmer que l'on voulait que l'élève "comprenne", "sache", "prenne conscience de" ; on avait bien vu qu'il ne suffisait pas d'ajouter des adverbes - en affirmant que l'on voulait que l'élève comprenne "vraiment" ou "profondément" - pour clarifier les choses... Alors on avait fini par renoncer à ces généralités pour s'en tenir à des comportements observables : on se contentait de demander à l'élève "d'énumérer", de "réciter par coeur", de "compléter des cases vides", "d'associer", "d'identifier", de "classer", etc. On avait fini, tout simplement, par abandonner certaines de nos exigences parce qu'on ne parvenait pas à les traduire en termes de comportements observables".

Il y a là, de toute évidence, une reconnaissance de la valeur de la "pédagogie par objectifs", des progrès qu'elle aurait permis d'accomplir par rapport à une pédagogie "traditionnelle" décidément trop vague, incapable de préciser ses intentions et de les rendre opérationnelles. Il y a certes, en même temps, le constat de certaines limites et lacunes de cette pédagogie, mais à tout prendre, ses insuffisances seraient moins préjudiciables à l'apprentissage que les défauts de la pédagogie "traditionnelle". C'est bien en ce sens que Meirieu lui accorde des vertus cathartiques ou, comme il le dit encore, "hygiéniques".

out de même, quelles carences que celles accumulées par les enfants qu'on a bornés aux "exercices" énoncés, et que Meirieu rappelle, par exemple, "remplir des cases vides", "identifier, énumérer", etc.... On aura, en particulier, reconnu les Q.C.M qui ont envahi les évaluations scolaires dans nombre de disciplines. Exercices opérationnels, certes, selon les critères des technologies éducatives, mais ô combien stériles dans bon nombre de cas ! L'aveu de Meirieu est de taille : renoncer à "certaines exigences", comme il le dit pudiquement, sous prétexte qu'on ne saurait les rendre "opérationnelles", c'est bien renoncer à l'essentiel de l'acte d'apprendre, et c'est consentir à sacrifier l'élève, à qui l'on ne permet pas de saisir le sens de ce qu'il met en oeuvre. Combien de générations sacrifiées par cette réforme ?

Bien sûr, mais ce n'étaient sans doute que les oeufs qu'il était nécessaire de casser pour réussir l'omelette. A présent, plus question de sacrifier quelque exigence que ce soit à l'impératif d'observabilité. Meirieu annonce le temps de la grande réconciliation : de la compréhension et de la mesure, du sens et de l'opérationalité, quitte à renoncer pour cela à l'observabilité. C'est oublier que cette impuissance ou cette incapacité à traduire les exigences inhérentes à l'acte d'apprendre en termes de comportements observables est récusée par la pédagogie à laquelle il se réfère et qui ne saurait s'accommoder d'une telle limitation. Viviane et Gilbert De Landsheere avaient refusé l'objection selon laquelle "le plus important, dans l'éducation, échapperait à la mesure" et citent R. Ebel :

- "Si l'on prétend qu'un produit de l'éducation est important, mais non mesurable, vérifiez la clarté avec laquelle il a été défini. Si une définition opérationnelle est possible, le produit peut être mesuré. Sinon, il est impossible de vérifier si le produit est vraiment important".

Cette affirmation est, bien sûr, tout-à-fait contestable, et il faudrait ici donner raison à Meirieu, s'il ne s'était mis hors d'état d'argumenter sur ce sujet. Dès lors que l'on reconnaît quelque légitimité à la "pédagogie par objectifs", on n'a pas le droit d'accorder du prix à une exigence que l'on est incapable de traduire en termes de comportement observable : ou elle n'a pas été définie clairement, ou si elle ne peut l'être, c'est son importance, voire sa réalité qui est en cause. Meirieu s'empêtre donc dans ses propres contradictions lorsqu'il ajoute :

- "L'on sortit donc du béhaviorisme sommaire, l'on prit en compte les actes mentaux dans leur complexité, leur globalité, mais aussi leur radicale invisibilité, et l'on accepta l'idée que les comportements permettaient seulement de faire des hypothèses sur "ce qui se passe dans la tête du sujet qui apprend". On ne rougit plus d'affirmer que l'important était bien que les élèves comprennent".

On croit rêver ! Que l'on s'entende bien : l'important est en effet que les élèves comprennent, mais à la différence de Meirieu, nous n'avons jamais rougi de le dire. Meirieu ose donc à présent outrepasser la "règle de fer" béhavioriste : "ne formuler d'intention pédagogique qu'en termes de comportements observables" ; il n'hésite plus, suprême audace, à ouvrir la "boîte noire" et à formuler des objectifs de "deuxième génération", et de "troisième type" ! Il faudra revenir sur les définitions de tels "objectifs", mais l'on peut dores et déjà remarquer la curieuse propriété des "objectifs pédagogiques" à passer d'une génération à l'autre et à muter, selon les besoins de la cause ! Il y aurait là de quoi ironiser sur le sérieux et la rigueur des prétendues "sciences de l'éducation".

Sur le plan des principes, il faut cependant dire que, de s'adresser une objection à soi-même, n'empêche pas qu'elle puisse être invoquée par d'autres. Cela vaut pour Meirieu et pour Hameline lorsqu'ils reviennent sur leurs positions passées pour faire sans doute accréditer par leurs lecteurs quelques errements ou reniements.

Ainsi, dans la onzième édition de l'ouvrage de Daniel Hameline Les objectifs pédagogiques en formation initiale et en formation continue, datée de 1993, l'on trouve une postface intitulée "L'éducateur et l'action sensée". L'auteur y remarque que :
- "l'entrée dans la pédagogie par les objectifs avec tout son cortège de prolongements savants qui ont enrichi la décennie 1979-1989, peut constituer une forme majeure de l'action insensée".
L'on en attendait pas tant ! Il est vrai qu'Hameline ajoute qu'elle "peut assurer à l'intelligence et à l'action un lieu privilégié pour leur rencontre chanceuse" :
- "Si telle n'était pas ma conviction, j'aurais demandé qu'on arrête la publication de ce livre comme on met fin à une mauvaise action".

Et il faudrait ajouter que cette action eût été d'autant plus mauvaise que les tirages se sont succédé de 1979 à 1993. Hameline indique d'ailleurs, dans son avant propos pour la huitième édition :
- "Voilà un livre qui a été régulièrement demandé, sans compter les innombrables photocopies des exercices qu'il propose et qui le destinaient à devenir, comme le disait non sans quelque emphase Guy Jobert à sa sortie, "«l'ouvrage le plus photocopié de France»".

On suppose qu'un tel ouvrage, si souvent cité, si souvent photocopié, tellement demandé, doit avoir, pour son auteur, une certaine importance, et pas seulement financière. Or, la raison invoquée pour accepter qu'on en prolonge la publication, est plutôt consternante :
- "Peut-être le livre serait-il effectivement une mauvaise action, s'il avait été rédigé avec un grand esprit de sérieux. (...) Ce qui marche, c'est ce que l'on fait sans trop y attacher d'importance. (...) Je n'irai pas jusqu'à dire de ce livre qu'il est une bonne farce. Et pourtant..."

Lorsque Hameline ajoute ce "et pourtant...", il laisse pour le moins planer le doute. Qu'il se moque de son lecteur, c'est une chose, car c'eût été de sa part une faute de mettre dans la lecture plus de sérieux que l'auteur dans l'écriture, mais l'on ne voudrait pas être à la place de Bertrand Schwartz, qui a préfacé l'ouvrage, et juge le "livre remarquable parce que rigoureux, honnête, précis, clair, courageux". Et Schwartz conclut en se félicitant que Daniel Hameline l'ait écrit : A qui se fier ?

Les "sciences de l'éducation" sont donc des "sciences" bien singulières, et qui évoluent avec une rapidité surprenante, à tel point que les auteurs cités doivent faire suivre leurs ouvrages de postfaces dans lesquelles ils font part, quelques années seulement après la première parution, des évolutions marquantes. Hameline, dans sa postface intitulée "l'éducateur et l'action sensée", reconnaît que dans les "sciences de l'éducation", la démarche est bégayante, louvoyante, qu'elle ne peut être sensée que débarrassée de la "naïveté des parcours rectilignes", et que c'est cette nécessité qui justifie les contours et les détours, voire les faux-fuyants.

Dès lors, tout devient possible et peut s'autoriser de la "scientificité" ainsi conçue. La "pédagogie par objectifs", qui constitue un moment inaugural des "sciences de l'éducation", qui s'évertuent à transformer le "vieil art d'instruire" en une "technique comportementale" peut alors, à l'occasion de l'un de ces détours, être relativisée, et même dénigrée, mais ultérieurement, elle pourra être de nouveau convoquée, par un de ces spectaculaires renversements auxquels on devrait s'accoutumer, au nom de la "science", et après avoir perdu la "naïveté des parcours rectilignes" !

On assiste à un renversement de ce type dans l'ouvrage collectif de Michel Tozzi, Patrick Baranger, Michèle Benoît et Claude Vincent, préfacé, justement, par Philippe Meirieu. Les auteurs s'emploient à montrer comment la "pédagogie par objectifs" peut être appliquée à l'enseignement de la philosophie, et combien elle peut alors être féconde. Après avoir établi, en quelques mots, le diagnostic, et affirmé la nécessité d'une "révolution copernicienne" en pédagogie, les auteurs proposent le remède : la "pédagogie par objectifs". Après un laïus sur les finalités, les objectifs généraux et les objectifs spécifiques, les auteurs font état d'une objection qui ne peut leur avoir échappé et qui n'a sans doute pas manqué de leur être faite :
- "On peut réagir très vivement contre cette pédagogie comportementaliste, sous-tendue par une psychologie béhavioriste et une philosophie utilitariste".

En effet, on peut réagir et, nous semble-t-il, on le doit ! Or, loin d'argumenter, nos philosophes se bornent à constater que, quels que soient les reproches que l'on peut adresser à cette pédagogie, la rejeter reviendrait à "jeter le bébé avec l'eau du bain". (...)

Meirieu, qui ne manque jamais l'occasion de préfacer les ouvrages qui vont dans le sens de ses options pédagogiques, excelle dans cet art de l'esquive à propos de la "pédagogie par objectifs", s'efforçant de mettre de son côté, aussi bien ses partisans que ses détracteurs, balançant sans cesse entre l'éloge et le dénigrement. Or, curieusement, dans l'ouvrage déjà cité Emile, reviens vite...ils sont devenus fous, Meirieu proteste de sa bonne foi sous la forme d'un "éloge de la polémique", jure qu'il veut "rompre avec la pratique du pas de côté" et s'engage à prendre au sérieux les points de vue, les inquiétudes et les critiques de ses partenaires, comme de ses adversaires. Fort bien. Nous prendrons donc acte de cette déclaration, remarquant que la seule manière de prendre un auteur au sérieux, c'est bien de le prendre au mot. Si Philippe Meirieu rompt effectivement avec la pratique du "pas de côté", au moins doit-on être assuré de le trouver là où il prétend être si l'on veut engager avec lui un combat loyal.

Il faut, hélas, bien vite déchanter car il a tôt fait de montrer un incontestable talent dans l'art du "pas de côté" : son ouvrage en offre maints exemples, notamment l'argumentation qu'il invoque en faveur des droits de l'enfant. (...)

Bernard Berthelot

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Commentaires
C
L’art d’enseigner est-il une science ?<br /> Le « bon » enseignement n’est-il pas comme la quadrature du cercle, une aporie ?<br /> Personne, et surtout pas les spécialistes, qui ont l'art céphalopode d'enrober d'encre les problèmes, n'a su trouver de solution à ce sujet, probablement parce que l'enseignement n'est pas une science, et que les sources de la crise se trouvent ailleurs.<br /> Les enquêtes minutieuses qui ont été menées jusqu'à maintenant, sociologiques, psychologiques, pédagogiques etc., pour autant qu'elles soient parfois déformées pour des raisons idéologiques évidentes (optiques marxisantes, bourdiévistes, meiriévistes, égalitaristes, ultra-libérales, internationalistes etc.), s'appliquent à donner des chiffres, à cerner la question de façon soit quantitative, soit techniciste, comme si l'Ecole était un secteur autonome, qu'on chercherait d'ailleurs à étanchéifier en érigeant des barrières, en le sécurisant par des sas, en le théorisant par des concepts, fussent-ils pédagogiques. <br /> Au fond, Bourdieu et Meirieu n'ont pas tort en portant l'accent sur la politique et la lutte sociale. Ce qu’on peut leur reprocher, c'est de prendre le parti de la destruction de l'Ecole, en voulant la diluer dans la société, laquelle devrait être justifiée par une idéologie niveleuse. Ils rejoignent ainsi le projet mondialiste de réduction de l'enseignement à de simples compétences fondamentales, adaptées au monde de l'entreprise, et fondées sur le concept d'employabilité. De ce fait, l'une et l'autre options étant cohérentes avec elles-mêmes, leur rencontre objective dans la programmatique des divers ministères qui se sont succédés ne serait que coïncidence si elles ne se rejoignaient sur un postulat, qui est celui de l'utilitarisme. Une bonne éducation ne saurait être qu'efficace. Il faut que ça marche, entendons dire dans ce langage simplifié des hommes politiques de maintenant.<br /> Or un enseignement ne doit pas "marcher". Ni courir d'ailleurs, et encore moins demeurer statique. Autrement dit, l’Ecole n’est pas dépendante du « mouvement ». D'ailleurs, à partir de quels critères devrait-on évaluer le succès d'une telle machine, qui brasse des millions de jeunes gens, de la maternelle à l'université, et qui en présente une palette extrêmement disparate, non seulement en terme de niveaux, mais aussi en qualités humaines, en richesses et devenirs différents ? Qui peut d'ailleurs soutenir que le "succès" dans une discipline ou à une étape déterminée du cursus promet une réussite finale à la fin, ou même dans la décennie qui suit les études ?<br /> Certes, on ne niera pas la valeur, ni éventuellement l'utilité relative de certaines recherches cognitives. Cependant, outre qu'il faudrait considérer, dans la pratique, si les conclusions de tels travaux sont fiables dans des classes surchargées, il est nécessaire de préciser ce que sont les objectifs réels de l'enseignement selon les niveaux (car on ne demandera pas à un collégien de retenir ce que la mémoire d'un lycéen gardera). <br /> Toutes ces bonnes idées ont la fâcheuse tendance à omettre un facteur qui est déterminant : la conduite, le comportement, l'attitude des jeunes. Nous ne sommes pas dans une relation motivée de maître à disciple, ni dans la situation du préceptorat, ni dans un contexte civilisationnel de contrainte quasi militaire, comme au Japon. Les élèves, fruits de la permissivité d'une société laxiste et matérialiste, sont ce qu'ils sont, c'est-à-dire bien souvent des sauvageons, des êtres mal élevés, produits d'une mauvaise éducation, ou d'une absence d'éducation. Il est malhonnête d'avancer que les élèves ne seraient pas concentrés à cause des déficiences méthodologiques de l'enseignement prodigué. Le moins que l'on soit en droit de demander, c'est d'avoir face aux enseignants de jeunes gens sinon bienveillants, du moins non pourvus d'hostilité. Or, notre société ne valorise plus le savoir, mais la réussite matérielle, le carriérisme. Nul projet spirituel, humaniste ou même la simple curiosité intellectuelle, n'en constitue le fondement. Les professeurs sont obligés de se battre à mains nus contre des forces délétères, répugnantes (ignorance flattée, argent loué, force brute admirée) qui les dépassent, et dont les jeunes sont les réceptacles d'autant plus avides que leurs mauvais instincts sont flattés (y compris ce principe égocentrique du plaisir, de nature libérale, qui rive à la puérilité). Nulle part dans les programmes et recherches pédagogiques on ne voit les concepts d'effort, de travail, d'honneur (ce dernier, qui existait dans l'école ancienne, n'étant pas le moindre), ce que Platon nomme le « thumos », et qui est cette partie virile, combattive, que chacun porte en soi. Or, le bon comportement, à un certain âge, ne s'acquiert que par l’éducation, l'habitude, la contrainte, la répétition. Il en va de même pour certains apprentissages fondamentaux, liés à l'enseignement de la logique, à la connaissance et pratique de la langue etc.<br /> Il est évident qu'il est utopique et d'ailleurs stupide de vouloir que l'élève retienne tout des cours. Qui se souvient exactement du contenu de ceux de collège, et même du lycée ? L’enseignant sème ce qui donnera lieu à la moisson. Toutefois, à mesure qu'on avance dans le cursus, on est amené à retenir davantage. Il est bon d’acquérir à l’école primaire, mais aussi au collège, des réflexes de base, ce qui servira toujours et évitera de la perte de temps et d’énergie. Pour le reste, celui qui a connu certaines joies, malgré des professeurs déficients, celle par exemple de rencontrer Montaigne, Rabelais, La Fontaine, Balzac etc., a de la chance, et peut espérer quelque bonheur dans sa vie.<br /> On sous-estime en effet le facteur émotionnel. L'un des objectifs majeurs de l'enseignement des Lettres, pour prendre un exemple disciplinaire, est la culture de la sensibilité, de la dimension humaine, et le sens d'une hiérarchie des valeurs, tant dans l'ordre éthique que dans celui de l'esthétique (il existe des productions artistiques, par leur richesse, qui en dépassent d'autres).<br /> Pour le reste, méthode holistique ou méthode analytique, approche linéaire, auditive, visuelle etc., tout cela n’est que secondaire. Du reste, pourquoi ne pas varier, et tenter de donner assez de devoirs, de textes, d'exercices, pour toucher toutes les personnalités ? Inutile de perdre du temps inutilement à couper les cheveux en quatre. Un cours est un équilibre entre la transmission magistrale et la dialectique constructive. On avise et on règle le tir en fonction de la réaction des élèves. Mais il ne faut pas croire que, parce qu'on connaît un succès ponctuel, tout soit gagné. Oui, l'élève oublie. Quelle importance ? On revient sur le même métier : la pédagogie est répétition.<br /> Entendons-nous : on parle de gastronomie quand, par la force des choses, on n'a souvent affaire qu'à de la cuisine de cantine. Le travail ne peut être qu'empirique. Et d'ailleurs, comment pourrait-il en être autrement ? L'enseignement est un art, non une science. Il est aussi une rencontre entre des personnes. La première tâche du maître est de parvenir à transmettre sa passion. Il n’est pas rare de croiser des pédagogues experts, savants, érudits, « qui ont travaillé sur la question pendant quarante ans », comme on entend fréquemment, et qui sont ennuyeux comme la mort. Aiment-ils seulement ce qu’ils enseignent, en dehors de leur technique, et parfois leur jargon ? A se réfugier dans la technique, on manque l'essentiel : l'échange, surtout un échange qui ait du sens.<br /> Le but de l'enseignement n'est pas l'acquisition d'une logique, ou de méthodes, même si l’on ne peut nier l'importance de ces capacités. Il s'agit de faire des hommes. La contrainte, qui exige une adaptation et un effort de la part des individus plongés dans un univers qui possède ses lois, la sensibilité et l'imagination (malaisément évaluables), la finesse (contre l'esprit de géométrie : voir Pascal !) sont des objectifs bien plus importants que l'obtention de compétences destinées à une bonne productivité en entreprise.
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