Polémique entre Pierre Frackowiak et Jean-Paul Brighelli
"l'élitisme républicain" contre la pensée libérale et le pédagogisme
qui condamnent les gosses du peuple à la misère intellectuelle
Polémique entre
Pierre Frackowiak et Jean-Paul Brighelli
Un collaborateur des "cahiers pédagogiques", Pierre Frackowiack, inspecteur de l'Éducation nationale à Douai, secrétaire fédéral du Parti Socialiste et responsable de la Commission "Éducation" de ce parti (ça promet en cas de retour des socialistes au pouvoir...!), parle d'écrit "dégénérescent" à propos de l'ouvrage La fabrique du crétin.. Jean-Paul Brighelli lui répond.
un écrit "dégénérescent", selon Pierre Frackowiack
Mais qui sont les crétins ?
À propos de l'école aujourd'hui, Jean-Paul Brighelli a écrit "La fabrique à crétins"... Voici le cri lancé par Pierre Frackowiak (Cahiers Pédagogiques)
mercredi 5 octobre 2005
Le débat entre Philippe Meirieu et Jean-Paul Brighelli, publié dans le Figaro le 29 septembre, ne manque pas d'intérêt et il a fallu beaucoup de courage au premier pour dialoguer avec l'auteur d'un écrit aussi "dégénérescent", aussi insultant pour les enseignants, aussi stigmatisant pour les élèves. Mais, profitant de l'air du temps, d'une opinion publique conditionnée par des médias dominés par les conservateurs et prompte à glorifier l'école de grand-papa même quand on en a été victime, il se vend bien et, comme ces enseignants obtus qui prônent le retour aux bonnes vieilles méthodes qui ont fait leurs preuves sur des élites, il est sur tous les plateaux.
Jean-Paul Brighelli s'oppose à l'évolution de l'école et à la pédagogie. Comme beaucoup d'intellectuels contemporains, hélas, il est convaincu, intimement c'est sûr, authentiquement peut-être, qu'il n'y a aucune raison que ce qui a réussi pour lui et ses semblables hier et avant-hier, ne réussisse pas pour les autres aujourd'hui et demain. Comme si rien n'avait changé, ni la société, ni les savoirs, ni les enfants et les jeunes, ni les gens. Comme si tous ceux qui ont, avec les grands penseurs de notre temps, avec les chercheurs, avec les porteurs d'innovation, de la fin des années 60 à 2002, avec les responsables politiques de droite jusqu'en 81, de gauche et de droite alternativement ensuite, tenté de changer l'école, de l'ouvrir, de donner du sens aux apprentissages, d'inscrire les finalités nouvelles de l'école dans une perspective démocratique, généreuse, porteuse d'espoir, étaient des imbéciles. Certes le combat pour changer l'école, pour améliorer la réussite scolaire, pour développer un enseignement de masse et passer de la démocratisation quantitative indispensable à l'évolution de notre société à une démocratisation qualitative indispensable à la formation d'un humanisme pour le 21ème siècle, n'a pas été facile. Il est plus facile de conserver que de réformer.
Il feint d'ignorer qu'en réalité, les réformes, souvent édulcorées et atténuées par les pressions des conservateurs et par les contraintes de l'électoralisme à court terme, n'ont pas franchi plus de 10 à 20 % des murs des classes, et que faire le procès des réformes sans savoir, comme en atteste Thelot lui-même, ce qui se passe réellement dans les classes, est une escroquerie intellectuelle. Attribuer les raisons des difficultés du système à des réformes qui n'ont été que faiblement mises en œuvre, c'est dissimuler l'ampleur de la résistance au changement et justifier à bon compte un retour à des pratiques qui n'ont pas ou qui ont peu changé fondamentalement. Dénoncer des réformes qui n'ont pas été appliquées (voir la loi de 89) pour justifier le confort de la stagnation peut atteindre les sommets de l'hypocrisie et de la mauvaise foi. Alors, tout est bon : présenter un exemple comme une preuve, généraliser abusivement, affirmer les contre vérités les plus flagrantes, jouer de la nostalgie, flirter avec le cynisme...
Mais ce qui me semble plus grave encore, c'est le mépris. Prendre les élèves pour des crétins alors que l'on sait aujourd'hui que leurs capacités intellectuelles sont gravement sous estimées et sous exploitées par une école encore prisonnière de ses sacro saintes disciplines émiettées cloisonnées, juxtaposées, sédimentées, transmises sans être comprises, accumulées sans être mises en relation entre elles-mêmes et avec la vie, avec le réel, avec le monde tel qu'il est (cette phrase est un exact condensé de la haine du pédagogisme pour la culture et pour la rigueur des savoirs disciplinaires - MR). Il faudrait revenir au passé figé dépassé alors que les savoirs s'accroissent chaque jour de manière exponentielle, que les moyens de communication et de diffusion les présentent au grand public à qui l'école n'a pas donné les outils de pensée, les compétences transversales nécessaires à leur compréhension.
Si l'école fabrique aujourd'hui des crétins, on est en droit de s'interroger. Où sont et qui sont les pires crétins ? Les élèves qui veulent comprendre et agir, ou ceux qui, accrochés à leurs vieilles certitudes, les empêchent de grandir et font tout pour que cela persiste en s'opposant à toutes les réformes ?
Pierre Frackowiak
Jean-Paul Brighelli lui répond
Les Cahiers pédagogiques hébergent depuis le 5 octobre une «analyse» de Pierre Frackowiak sur mon livre, La Fabrique du crétin. Et si je mets le mot entre guillemets, c'est que cette longue litanie de contre-vérités, assaisonnée de quelques insultes, est à l'analyse ce que Mein Kampf est à la tolérance raciale.
Bien sûr, la comparaison n'est pas tout à fait gratuite - et si monsieur Frackowiak ne l'avait pas appelée, je ne l'aurais pas osée, car je suis naturellement peu porté à la polémique. Mais apprendre, dès la troisième ligne, que l'on a commis un «écrit dégénérescent» donne une indication précieuse sur les références mentales et l'ouverture à la discussion des ayatollahs de la pédagogie hébergés dans votre revue.
Big Brother s'exprime ! La Pensée unique, et unidimensionnelle, condescend à m'adresser la parole - tout en admirant le «courage» de Philippe Meirieu qui en a fait tout autant ! Dois-je me sentir honoré ?
Autant dire les choses en face. Personne ne nie l'échec patent de l'école, et surtout pas Meirieu. Dans son dernier livre à petit succès n'affirme-t-il pas - et je le suis tout à fait sur ce point : «Nous avions rêvé d'une Ecole ouverte à tous, véritable creuset républicain faisant de la mixité sociale une valeur et de l'hétérogénéité une méthode pédagogique : nous avons vu se développer l'enfermement social des enfants, la ségrégation systématique entre les établissements, l'organisation de filières étanches et strictement hiérarchisées...» ? On ne saurait mieux dire - et c'est exactement ce que j'écris tout au long de la Fabrique. Quant aux causes d'un tel marasme, évidemment... Les incendiaires soudain coiffent leur uniforme de pompiers pour affirmer que si les réformes qu'ils ont conçues, auxquelles ils ont donné parfois leur nom, qu'ils ont dirigées avec la ferveur des nouveaux convertis, ne marchent pas, c'est qu'elles ont été «édulcorées et atténuées par les pressions des conservateurs» - entendez : les gens qui tentent de remettre le système sur des bases solides.
Alors, disons-le tout net : l'école meurt de trente ans d'expérimentations imbéciles. Bernard Lecherbonnier, dans la préface qu'il a bien voulu donner à mon livre, a parfaitement souligné que les Crétins en chef étaient tous ceux qui, depuis deux ou trois décennies, hantent les couloirs grenelliens afin de casser plus vite le formidable ascenseur social qu'était l'école de la République. Bonjour, monsieur Frackowiak ! Salut, monsieur Meirieu ! Qui s'étonnera que deux courtisans si friands de distinctions soient parvenus à se glisser dans le comité mondial pour l'éducation de l'UNESCO ? Est-ce une preuve de leur compétence, ou de leur appétit ?
Précisons-le encore : dans un système bien fait, lesdits gredins ne seraient pas Inspecteurs, mais seraient jugés par le peuple aptes à reprendre contact avec les réalités du terrain dans l'un ou l'autre de ces collèges déshérités qu'ils ont créés par décret - et où, par parenthèse, j'ai enseigné douze ans : quelles sont les références réelles de monsieur Frackowiak ? Quels concours a-t-il donc passés (ou échoués ? Philippe Meirieu s'est-il remis lui-même de son échec à l'ENS ?) pour détester à ce point tout ce qui pense - les «intellectuels contemporains» dit-il en vrac : sans doute ignore-t-il que le mot a été popularisé par ce vieil antisémite de Brunetière pour désigner ceux qui appuyaient Zola et les siens dans l'affaire Dreyfus. Cela ne fait que confirmer ce que je disais plus haut du champ sémantique de monsieur Frackowiak. Soit monsieur Frackowiak est un homme de culture, et il sait que son vocabulaire appartient à ce que l'espèce humaine a commis de pire ; soit il ne le maîtrise pas (mais quelles profondeurs brunâtres révèle alors le cloaque verbal où il alimente sa prose ?), et sa place serait plus naturellement sur les bancs d'une bonne classe de CE2 que dans les coulisses de la formation des maîtres.
Le plus étrange - mais on sait que le geai aime se parer des plumes du paon - c'est que mon contradicteur m'accuse pratiquement d'être «de droite», péché inexcusable, et de déplorer par exemple la réforme criminelle de 1989, alors qu'il voit, lui, dans la non-application totale de cette réforme la cause des échecs d'aujourd'hui. J'imagine que certains, dans l'Allemagne de 1944, attribuaient les revers de la Wehrmacht à la lenteur de la «solution finale».
D'où l'accusation de «populisme», que l'on me jette volontiers à la face. Crime d'Etat que de penser contre la novlangue des spécialistes auto-déclarés de l'éducation. Crime contre la pensée que d'accuser la gauche officielle de s'être alignée sur une pensée de droite. L'échec cinglant de Jospin, ou celui des élections européennes lui ont pourtant bien montré qu'elle se fourvoyait. Mais François Hollande ou Pierre Frackowiak sont manifestement insensibles aux leçons de l'histoire, à ce que leur hurle le peuple, et aux «coups de gueule» - c'est le nom de la collection où a paru la Fabrique - des vrais enseignants de terrain.
Mettons, pour la beauté du raisonnement, que je ne mette pas en doute l'engagement «à gauche» d'un homme qui a su protester contre la loi Fillon, quelles que fussent ses intentions réelles - et ce, malgré les relents peu ragoûtants de son vocabulaire. Reste que l'essentiel de sa «pensée» (pour les guillemets, voir ce que j'en disais plus haut) est, malgré lui, libérale : car pourquoi condamner - dans les faits - les gosses du peuple à la misère intellectuelle, sinon pour en faire les ilotes sous-diplômés dont le système actuel a besoin, en ces temps de crise ? Qui méprise qui ? Qui fait violence à qui ?
Mais tout cela ne fait pas avancer le débat, et je m'en voudrais d'en rester, comme lui, à l'invective. Ce n'est pas mon genre. Lorsque monsieur Frackowiak écrit qu'il faut «passer de la démocratisation quantitative (...) à une démocratisation qualitative indispensable à la formation d'un humanisme du XXIe siècle», comment ne pas être d'accord avec lui ? Mais sait-il exactement ce qu'est l'élitisme républicain ? A-t-il la moindre idée des trésors d'imagination pédagogique que demande, dans chaque classe, à chaque professeur, le développement des capacités maximales de chaque élève ? Chaque classe est différente, chaque classe, dans chaque matière, suppose une inventivité de chaque instant - et c'est en quoi la pédagogie est un art, pas une science - sauf pour les recalés de l'université qui ont trouvé dans les «Sciences de l'éducation» un exutoire à leurs frustrations carriéristes. Chaque classe est, au fond, une «classe unique», comme celle dont s'occupait Georges Lopez, et suppose une pédagogie différenciée - une pédagogie de niveaux. Pierre Frackowiak affirme que «la liberté pédagogique (dont je fais grand cas) est l'alibi des conservateurs» [1] . Mais nous savions déjà qu'en disciple du fascisme pédagogique, il prêche lui aussi que l'Ignorance, c'est la force. Tout se tient.
Je ne voudrais pas développer outre mesure une argumentation qui tient en trois points. Mon contradicteur est homme de passion, incapable de lire posément un livre qui demande instamment que le peuple d'en bas ait droit à la même culture que les élites (et à ce propos, il y a je ne sais quoi de tristement œdipien chez ces pédagogues qui refusent à leurs enfants l'accès à la culture qui les a formés, eux). Il est plus que temps que, descendant de son estrade inspectoriale, il se frotte un peu plus aux réalités du terrain - je suis un praticien, moi, pas un idéologue à trois sous. Enfin, je lui conseille vivement de surveiller un vocabulaire sous lequel transparaissent trop clairement son mépris et son intolérance.
Jean-Paul Brighelli
- cf. http://www.cahiers-peda...le.php3?id_article=1909